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Des exercices de mémoire

Relisant ce matin l’ahurissant manifeste des 268, je m’arrête sur la déclaration suivante:

de nombreuses études montrent que l’enseignement du français et des langues en général est resté largement sous influence des méthodes traditionnelles privilégiant des activités comme l’apprentissage par cœur et l’application mécanique de listes de vocabulaire et de règles de grammaire. Les innovations pédagogiques y sont restées marginales faute de formation: c’est probablement là, à l’inverse, une des causes principales des échecs de l’enseignement des langues en France [+].

Non seulement il est inexact de prétendre que l’apprentissage par coeur domine l’enseignement du français et des langues en général, mais je mets au défi nos 268 chercheurs de nous indiquer une seule école, un seul collège public situé en Zone d’éducation prioritaire où il se pratique (encore) de manière un tant soit peu régulière.

La seule vraie question que soulève ce manifeste est celle de savoir comment les réputés ‘chercheurs’ qui le cosignent peuvent être à ce point ignorants de ce qui se passe dans les écoles.

Beaucoup d’entre eux semblent faire grands cas des langues vernaculaires et des cultures traditionnelles. Ils ne peuvent donc pas ignorer que, dans les pratiques pédagogiques de toutes les sociétés traditionnelles, les exercices de mémoire occupent une place centrale. Tandis que c’est une caractéristique des systèmes éducatifs de la modernité que de préférer aux exercices de mémoire l’usage de l’écriture.

En France en particulier, l’école de la République définit son projet, tout au long du 19e siècle, en opposition à celui des congrégations religieuses, et cette opposition s’exprime sur un mode conceptuel à propos de deux grandes facultés de l’entendement (ou de l’âme) que sont la mémoire et la raison (ou l’intelligence). Les partisans de l’école laïque accordent à l’adversaire de fiers succès, qu’ils ne manquent pas de rapporter aux exercices de mémoire sur lesquels les écoles religieuses fondent leur enseignement, mais ils reprochent aux bons frères des instituts congréganistes d’en abuser au risque d’étouffer l’esprit critique de leurs élèves (ou peut-être à dessein). Et, a contrario, ils prennent le parti de l’intelligence dont ils attendent, sinon qu’elle permette d’obtenir des résultats toujours aussi rapides, du moins qu’elle forme des citoyens.

Pierre Boutan, dans son ouvrage intitulé La langue des Messieurs. Histoire de l’enseignement du français à l’école primaire (A. Colin, 1996), consacre un chapitre à la question du choix auquel se sont confrontés les pionniers de l’école laïque, et qui consistait à savoir s’il convenait de « S’appuyer sur la mémoire ou sur l’intelligence ».

Il ressort de la lecture de cette étude historique, richement documentée, que c’est bien sur l’opposition conceptuelle entre la mémoire et la raison (ou l’intelligence) que se cristallise, dans la seconde moitié du 19e siècle, celle, institutionnelle, entre enseignement laïque et enseignement religieux, derrière laquelle se profile la rupture symbolique, plus profonde et plus radicale encore, entre la République et l’Ancien régime.

Quand nos 268 chercheurs parlent donc de « méthodes traditionnelles », nous devons avoir clairement à l’esprit que les méthodes pédagogiques pratiquées en France depuis le 19e siècle ont pour caractéristique principale de rompre avec les traditions millénaires et unanimes des exercices de mémoire.

On est en droit de détester les exercices de mémoire (comme, à travers eux, toutes les traditions). Mais on ne peut certainement pas expliquer l’échec (relatif) de l’école par le fait qu’elle les pratiquerait trop.

Voir aussi Une inquiétante coalition

La prédiction de Thamous

Platon, dans le Phèdre, rapporte une « tradition orale de l’Antiquité » selon laquelle l’écriture serait une invention du dieu Theuth. Theuth présente son invention au roi Thamous, il en est fier, mais le monarque lui répond que, destinée à suppléer au manque de mémoire, l’écriture aura pour conséquence paradoxale de rendre les hommes amnésiques. Car, précise-t-il, « en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, [elle] produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance ».

La prédiction de Thamous a ceci de troublant qu’elle paraît se réaliser sous nos yeux. Il semble bien, en effet, que grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication qui en renforcent considérablement le pouvoir, l’écriture soit en train de triompher. Le micro-ordinateur connecté à Internet permet un externalisation quasi infaillible de notre mémoire, et tend de ce fait à nous rendre amnésiques.

C’est du moins ce que nous pouvons penser. Il paraîtrait raisonnable de déclarer que « Oui, en effet, ce que nous sommes en train de vivre peut se comprendre, d’une certaine manière, comme la réalisation de la prédiction de Thamous ». Il n’est pas certain néanmoins que l’histoire se déroule de manière aussi simple. Car si la prédiction de Thamous semble se réaliser aujourd’hui enfin, il est remarquable qu’elle ne se soit pas réalisée dans tous les lieux et à tous les moments où l’écriture s’est répandue.

Celle-ci occupe une place centrale dans beaucoup de traditions religieuses, et l’on ne voit pas que, dans ce cadre, elle ait engendré de l’amnésie. Ou, du moins, n’a-t-elle jamais empêché aucun de ceux qui se consacraient à son étude d’exercer sa mémoire tout au long de son existence et d’y attacher beaucoup de prix.

Et, de la même manière, dans le monde profane, un comédien, un instrumentiste de concert peut être décrit comme un artiste qui exerce sa mémoire au service d’un texte qui lui-même a été composé pour donner lieu à une itération mémorielle.

Claire me signale un excellent article du Guardian daté d’aujourd’hui. Je la remercie et y relève:

The schools were invited to list 10 poems they believed all pupils should read. The list revealed that a small number of poems, including Alfred Noyes’s The Highwayman, Walter de la Mare’s The Listeners and Roald Dahl’s Revolting Rhymes, dominate the primary curriculum. While they may be worth studying, too few are « genuinely challenging », say the inspectors. « Poetry has not been a priority for training in recent years. As a result many teachers appear to rely on poems they were taught in school, or on guidance from colleagues and published materials. » [+]

Ce texte a fait écho dans mon esprit à un rapport récent, publié en France par l’Inspection générale des affaire sociales qui déplore que ‘l’illettrisme (…) ne semble pas être une priorité nationale’ (+). Dans nos pays hautement industrialisés, l’idée de lire ensemble, à haute voix, devient presque inconcevable. Comme celle d’apprendre des poèmes par coeur. On a abandonné ces pratiques traditionnelles en prétendant que désormais on ferait mieux, autrement. Mais il est temps de se rendre à l’évidence qu’elles n’ont été remplacées par rien de sérieux.

Il suffirait (presque) d’apprendre des poèmes par coeur. Si, à l’école élémentaire, on apprenait des poèmes par coeur, quantité de poèmes par coeur, l’illettrisme ne progresserait pas comme il fait aujourd’hui. Pourtant on ne le fait pas… Et je crains qu’on s’obstine à ne pas le faire en dehors de quelques lieux privilégiés, quelques rares ateliers où l’on s’efforce de concilier tradition et modernité. Comme on fait à Voix Haute.